Dans un sol agricole, la disponibilité des éléments nutritifs relève autant de processus biologiques que chimiques. D’ailleurs, les réactions chimiques sont bien souvent complexes, parfois même imprévisibles. Le jugement du conseiller, son expérience ainsi que les caractéristiques du champ à fertiliser influencent aussi la recommandation finale. Bref, il existe une part d’incertitude dans l’élaboration des besoins en fertilisation des cultures. Mais comment s’y retrouver? Voici donc les principales stratégies de fertilisation sur lesquelles se basent le plus souvent les conseillers.
Les arguments techniques les plus couramment utilisés pour justifier les recommandations prennent racine dans trois grandes approches développées aux États-Unis il y a quelque temps :
- Les niveaux de suffisance (SLAN)
- L’enrichissement et entretien
- Le taux de saturation en bases (BCSR)
Nous allons maintenant comparer ces différentes approches, d’abord sur leur base théorique, puis en insistant sur leur validation au champ.
L’approche SLAN
Aux États-Unis, dans les années 50, les analyses de sol se sont popularisées à la suite du développement des méthodes d’extraction chimique. Dès le début, on a interprété les résultats selon le concept de niveaux de suffisance, en anglais « Sufficiency Levels of Available Nutrients » (SLAN).
Selon cette stratégie, on établit des seuils de teneur en phosphore (P) et en potassium (K) qui délimitent les classes de richesse pauvre, moyen et riche, selon la probabilité d’un accroissement de rendement à la suite d’une application de l’élément étudié (certaine, possible ou improbable).
Cette approche a été validée par de nombreux travaux de recherche. D’ailleurs, les organismes de recherche indépendants basent les grilles d’interprétation des analyses de sol sur ce principe.
L’enrichissement et entretien
Dans les années 60, les compagnies ont graduellement modifié l’approche SLAN, qui est devenue une stratégie totalement distincte, connue sous le nom « Enrichissement et entretien » (Buildup and Maintenance).
Selon cette approche, on enrichit le sol au niveau le plus élevé possible par des apports massifs, puis on le maintient à ce niveau en remplaçant les exportations. Aujourd’hui, deux concepts encore véhiculés traduisent cette approche : on parle de sol comme banque d’éléments disponibles ou encore, de fertiliser selon le rendement.
Selon une abondante démonstration scientifique, l’idée que le sol soit une banque ne tient pas longtemps face au comportement des éléments dans le sol. Par exemple, seulement 10 à 30 % du phosphate (P2O5) appliqué est disponible aux cultures. De plus, une fois que l’on a atteint le minimum requis d’un élément dans le sol, il n’existe pas de lien solide entre le rendement et la quantité d’engrais appliquée. Cette information a d’ailleurs été démontrée par les analyses de groupe des Groupes conseils agricoles du Québec.
Outre l’absence de justification scientifique, la pratique de l’enrichissement et de l’entretien comporte d’autres conséquences néfastes :
- Elle ajoute beaucoup de phosphate (P2O5) et de potasse (K2O), même aux sols riches, ce qui implique des impacts environnementaux
- Elle néglige la fertilité naturelle du sol
- Elle amène à « remplacer » non seulement le phosphore (P), le potassium (K) et l’azote (N), mais aussi les dix autres éléments essentiels
Le taux de saturation en bases
Une troisième théorie, la « Basic Cation Saturation Ratio » (BCSR), suggère que les rendements maximums sont atteints seulement lorsqu’on obtient un certain niveau de saturation de la capacité d’échange cationique (CEC) en calcium (Ca), en magnésium (Mg), en potassium (K) ou encore à des rapports idéaux de Ca/Mg, K/Mg, etc.
Quoiqu’aucune étude indépendante n’ait pu confirmer la pertinence d’une telle théorie, elle est encore remise en circulation de temps en temps au Québec, comme c’est le cas présentement en Chaudière-Appalaches. En variant les taux d'un extrême à l'autre, on peut observer un effet sur la croissance ou le rendement, mais c’est bien plus l’effet du pH qu’autre chose. Bref, on ne devrait pas apporter de potasse dans le but d’augmenter le taux de saturation (attention : fièvre de lait), mais seulement si le sol démontre une teneur en potassium (kg/ha) trop pauvre.
Quelle stratégie choisir?
Dans le cas des recommandations de fertilisation, l’approche « niveaux de suffisance » ou SLAN est un concept validé. Les recommandations qui en découlent ont fait leurs preuves dans des essais au champ chez des producteurs. Par ailleurs, plusieurs études ont été menées et toutes, sans exception, ont soutenu l’approche SLAN et invalidé les deux autres. Selon un sondage réalisé aux États-Unis, sur 43 universités offrant le service d’analyse de sol, 42 utilisaient l’approche SLAN pour le phosphore, et 41 pour le potassium.
Actuellement, dans l’évaluation de la fertilité d’un sol ainsi que dans les méthodes culturales, on accorde beaucoup d’importance aux paramètres chimiques, au détriment des propriétés physiques et biologiques des sols.
Dès lors qu’on admet que le sol est un « organisme vivant », ne devrait-on pas juger de son état de santé selon sa condition physique, au même titre qu’un examen médical du patient est tout aussi important qu’une analyse de sang? Pensez-y lors du choix de votre stratégie de fertilisation.
Louis Robert, agronome, M. Sc.
Conseiller régional en grandes cultures
Février 2012